Le romantisme : le théâtre

Les préfaces aux pièces théâtrales de l'époque romantique sont en général frappantes par leur longueur: elles contiennent en fait les revendications, les justifications des dramaturges, qui expliquent leurs choix esthétiques. Le théâtre romantique, avant d’être le lieu d’une représentation, est d’abord l’espace de batailles virulentes où s'affrontent Romantiques et partisans de l'ordre classique, c'est-à-dire les "Anciens" de l'Académie et d'ailleurs. Ce lieu vient donc relayer celui des cercles, clubs et cénacles, et c'est là que seront revendiqués trois principes essentiels:

La totalité, ce fameux mélange des tons et des genres dont on a déjà parlé et qui permet de peindre les êtres, les choses et l'histoire dans leur intégralité.
La liberté qui renvoie au rejet du système classique des unités et de la bienséance. On voit par exemple le retour des dagues et des épées, ce qui contribua d'ailleurs entre autres au scandale d'Hernani.
Enfin, la transfiguration qui se rapporte à l'épanouissement dans la même œuvre de l'individu et de la nature.

Une pièce a particulièrement marqué cette période: il s'agit d'Hernani (1830) de Victor Hugo dont une représentation d'Albert Besnard montre la salle juste avant la représentation : déjà, gronde un climat d’agitation mêlé de provocation. Lors de sa première représentation à la Comédie Française, elle provoqua un scandale énorme, dû à la mobilisation de tous les jeunes romantiques. Ainsi, la pièce, sans être en elle-même un grand succès, devint cependant la pièce-étendard du romantisme après cette soirée mythique. En effet elle donna lieu à des excès d'enthousiasme et d'hostilité lors de la "première". Le conflit portait parfois sur des points qui peuvent paraître dérisoires au regard d'un néophyte : une raison célèbre du conflit tenait par exemple à la hardiesse d'un rejet, dès le second vers de la pièce : "Serait-ce déjà lui? C'est bien à l'escalier Dérobé…"

Le premier de ces deux vers était reconnu à l'oral comme étant un alexandrin (douze syllabes), et donc le public savait que le mot "dérobé" faisait partie du vers suivant. Les attaques contre la tragédie classique furent particulièrement violentes mais surtout firent preuve d'une revendication de liberté inédite. C’est ainsi que, pendant des semaines, se joua une lutte d'influence, qui fera finalement gagner le clan romantique.

Les revendications romantiques :

Avant tout, c'est à la dramaturgie classique que s'en prennent les Romantiques: entre autres, ils dénoncent plusieurs règles qui leur paraissent absurdes et démodées. La première d'entre elle est la règle des trois unités de temps, de lieu et d'action: l'intrigue devait se dérouler en vingt quatre heures, se dérouler en un endroit unique du début à la fin, et ne devait pas mêler une autre action.

Une autre règle, celle de la bienséance et de la morale classiques consistait à ne pas trop choquer le public, et ainsi il ne fallait pas de sang sur scène, ni d'expressions vulgaires, ne pas aller au-delà des limites de la décence, etc.

Toutes ces règles sont perçues comme une entrave à la liberté d'expression et sont donc réductrices. Voici, résumées dans leurs grandes lignes, quelques unes des revendications majeures, placées dans les préfaces aux drames romantiques.

· Stendahl, Racine et Shakespeare (1823-1825): au départ, il s'agit de deux articles: le premier est un dialogue entre un romantique et un classique tandis que le second est une réflexion sur le rire. Mais suivra le Racine et Shakespeare II, écrit suite à la violente attaque d'un académicien (Auger): c'est alors la question des unités de temps et de lieu (d'ou nécessité d'explication si réutilisation) qui prédomine. Ces dernières, selon l'auteur, "ne sont nullement nécessaires à produire l'émotion profonde et le véritable effet dramatique." Le succès d'une pièce de théâtre vient, selon lui, des moments d'illusion parfaite où le spectateur croit vivre la réalité. Pour Stendahl, le coupable est le vers, qualifié de "cache sottise"! C'est ainsi que l'auteur prône le théâtre en prose.

· Hugo, Préface de Cromwell (1827): cette pièce injouable contient une préface qui condense les revendications romantiques et les pratiques théâtrales: en effet les Romantiques vont créer ce que l'on appelle "le drame romantique", qui s'oppose à la tragédie classique. Cette forme inédite se veut être la somme de tous les genres théâtraux, contenir toutes les époques, tous les lieux, toutes les pensées, tous les registres, du moment que toutes les intrigues secondaires se relient à une intrigue principale, c'est l'aboutissement ultime de la notion de totalité.

Hugo, dans sa préface, distingue trois âges de l'humanité: l'âge lyrique où les hommes composaient des odes et des hymnes à la gloire de leur Créateur; puis vient l'âge épique correspondant à l'Antiquité. Enfin arrive l'âge dramatique, créé par le Christianisme. Ce dernier révèle la dualité de l'homme, divisé entre la chair et l'esprit, la terre et le ciel, la mort et la vie éternelle. Ce lien entre le drame et le Christianisme permet à Hugo d’élaborer une explication rationnelle du mélange des genres : l'homme, en vivant cette dualité, ne peut en effet se contenter du sublime: il veut aussi du grotesque. C'est par exemple le sublime de la cathédrale Notre-Dame de Paris abritant le grotesque du personnage de Quasimodo. Dès lors, pour Hugo, la séparation des genres comiques et tragique ne se justifie pas : le drame doit mêler le grotesque et le sublime car "tout ce qui est dans la nature est dans l'art." De même, les unités de temps et de lieu n'ont pas de raison d'être: Hugo dénonce le récit des événements qui se passent hors-scène, tandis que "toute son action a sa durée propre comme son lieu particulier." Par contre, il reste fidèle au vers mais lui donne une souplesse qui lui permet plus de naturel.

· Vigny, Lettre à lord*** sur la soirée du 24 octobre 1829. Cette lettre est écrite après le succès de la représentation de More de Venise au Théâtre Français. L'auteur y vante les mérites d'une tragédie moderne.

· Hugo, préface d'Hernani (1833) : l’auteur y revendique l'engagement du poète aux côtés du peuple.

· Hugo, préface de Ruy Blas (1838) : le plaisir que le drame donne au public y est défini. Il vient de l'association de trois éléments caractéristiques pris dans trois genres théâtraux : il offre l'action du mélodrame, la passion de la tragédie, les caractères de la comédie. Hugo écrit d'ailleurs à ce sujet:

"le drame tient de la tragédie par la peinture des passions, et de la comédie par la peinture des caractères. Le drame est la troisième grande forme de l'art, comprenant et insérant les deux premières."

Pour résumer, le drame romantique s'oppose donc à la tragédie classique, symbolisée par Racine. Il prône la liberté et le refus des règles. "L'unité d'ensemble" doit suppléer à l'unité d'action. De plus, le drame est souvent en prose, mais lorsqu'il est en vers, à l'instar d'Hugo, la monotonie doit être brisée par l'usage d'une grande liberté par rapport aux règles de versification. En outre les genres, les tons, les styles doivent être mélangés. Le spectacle doit aussi être soigné et faire apparaître des décors et des costumes d'une grande richesse tout en alliant des effets spectaculaires. Les sujets, quant à eux, doivent être modernes et avoir une mission sociale: le théâtre romantique a une portée politique, morale ou philosophique d'où la fréquente censure. La fonction du théâtre n'est plus de distraire mais d'accomplir une mission sociale et humaine. Enfin, la présence d'un héros paria, révolté, hypersensible et exalté est essentielle.